Les Recettes de Nounou Ogg, de Terry Pratchett

Dans ce recueil de recettes un peu particulier, la célèbre sorcière Nounou Ogg nous livre ses secrets pour réaliser les plus fameuses spécialités culinaires (ou presque) de tout le Disque-Monde… à nos risques et périls !

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L’annonce, en mars dernier, de la mort de Terry Pratchett, m’a causé un petit coup au coeur… Depuis dix ans déjà, ses Annales du Disque-Monde me réjouissaient, et c’est avec lui que j’ai osé mettre un pied dans la fantasy, certes un peu (beaucoup) loufoque.
Si Terry Pratchett, qui se savait atteint de la maladie d’Alzheimer, avait milité dans les médias pour le droit de mourir dans la dignité, et que ses lecteurs étaient donc en quelque sorte prévenus de l’issue qui se profilait, il n’en reste pas moins que la nouvelle de sa mort a bouleversé de nombreux fans. Mon premier réflexe a été de me précipiter dans ma librairie fétiche pour acheter quelque chose de lui : j’en suis ressortie avec Les Recettes de Nounou Ogg, mais toujours aussi triste.
il aura fallu attendre novembre pour que l’amie Emma et moi fassions un sort à cet ouvrage : c’est enfin chose faite !

Le livre s’ouvre sur une dispute, par notes interposées, entre les éditeurs ayant eu les recettes entre les mains avant publication : ils s’inquiètent du fait de livrer au public des recettes dangereuses ou sujettes à interprétations pour les esprits les plus mal tournés, connaissant déjà de quoi Nounou est capable !

Vous vous souvenez de ce qui s’est passé après que nous avons imprimé Les Plaisirs de la chère ? Je n’ai plus jamais regardé les flans de la même façon. Mon épouse glousse dès qu’on parle de crème, ce qui, je vous l’assure, est assez déconcertant après trente ans de mariage.

Nounou Ogg se fend elle-même d’une préface dans laquelle, rappelant que les sorcières sont « les suppositoires de la tradition », elle explique l’intérêt de perpétuer recettes ancestrales et art de recevoir.

Si vous donnez un dîner, que dit la bienséance de faire asseoir un homme qui gagne sa vie en glissant des belettes dans son pantalon pendant les foires, et qui y est donc fort respecté, à côté de la fille d’un homme qui a autrefois dépouillé le fils puîné d’un marquis ?

Dans un manuel qui ferait pâlir d’envie Nadine de Rotschild, Nounou Ogg détaille les convenances à respecter lors d’occasions précises (fiançailles, mariage, enterrement…) et les manières les plus élégantes de déguster les mets compliqués.

Les artichauts : l’aliment amaigrissant parfait, puisque les éplucher et les manger requiert plus de calories qu’ils n’en contiennent. Arrachez chaque feuille individuellement, trempez la partie charnue dans la sauce, et raclez-la avec les dents. Reposez la partie restante en tas sur le bord de votre assiette, quoiqu’il soit permis de la jeter dans l’abat-jour. Les artichauts ont été inventés parce que les riches n’avaient pas assez de choses à faire de leur temps.

Si jamais, après avoir été prévenus maintes et maintes fois, vous envisagiez quand même, comme Emma, de réaliser l’une ou l’autre des recettes du livre, dites-vous bien que la version qui vous en est livrée a été retouchée par Nounou Ogg pour être rendue comestible ! Ouf. Voyez ce qu’elle nous dit par exemple des sablés de voyage.

La version originale est en fait la variété humaine du pain de nain, ce qui revient à dire qu’il vous maintient en vie mais vous fait regretter de ne pas être mort, et se conserve particulièrement bien parce que personne ne veut le manger. Je l’ai améliorée un peu, afin de la rendre un peu attractive aux yeux de gens qui ne sont pas naufragés sur un canot quelque part et n’ont pas déjà mangé leurs vêtements et le plus faible des survivants.

Ce livre de recettes est donc un moyen amusant de croiser les personnages emblématiques des Annales, et se révèle surtout être un moyen idéal pour ne pas dire au revoir à Terry Pratchett. Nul doute que les tomes qu’il me reste à lire trouveront leur place ici !

Un Souvenir indécent, Agustina Izquierdo

Didac Cabanillas est mort depuis plusieurs années déjà lorsque Blas rencontre par hasard dans Barcelone celle qui fut sa maîtresse, Elena Berrocal. Ils se revoient à quelques reprises, assez pour qu’Elena avoue sa vérité sur les rapports qu’elle entretenait avec Didac, et que Blas confronte à ce que lui avait confié son ami avant de mourir.

L’indécence proclamée par le titre de l’ouvrage n’est pas feinte : Elena raconte qu’elle a su rendre Didac fou de désir, en exigeant de lui qu’il la fasse jouir, en usant de ses doigts, dans des lieux publics ou offerts aux yeux de tous. Elle se fait un malin plaisir d’initier Didac aux délices du langage cru, renforçant son excitation.

Il mit longtemps à s’éprendre de cette liberté que j’avais dans l’usage du langage, cette liberté de parler sans mentir. Puis il éprouva cette allégresse qui éclaire l’esprit de ne jamais se duper avec des mots. Il connut cette jubilation, d’autre part, que tout le corps ressent quand la bouche prononce lentement des expressions qui ne sont pas permises d’ordinaire, et quand on les articule posément, fermement, pour les rendre moins tolérables encore.

Pourtant, malgré les apparences, Un Souvenir indécent n’est pas un livre érotique. C’est un condensé de douleurs, qui se fracassent les unes après les autres contre les incompréhensions du pseudo-couple formé par Elena et Didac. Pas une fois elle ne se donnera à lui, pas une fois elle ne lui offrira son corps, qu’il désire tant.

Mon plus grand voyage était peut-être d’enfoncer mes joues, mon nez, mes lèvres sur ses seins si ronds et si lourds. Mais sans cesse, elle cherchait ma bouche, éloignait mon sexe de la proximité de son corps et suppliait :
« M’aimes-tu ? »

Qui est donc Elena ? Pourquoi se refuse-t-elle à Didac, qui lui témoigne pourtant son attachement, qui est présent pour elle et lui offre tant ? Les facettes que laissent apparaître le propre récit d’Elena, la confession de Didac et les souvenirs de Blas ne révèlent que trop peu de cette activiste politique, anarchiste devenue dévote mais qui ne trouve aucun secours dans son dieu.

Dieu est cruel. Son image est muette. Des mains qui sont clouées ne caressent pas.

Le plaisir féminin, qui sous-tend le récit, en est pourtant le grand absent. Paradoxalement, il semble être recherché autant que craint par Elena. On ne sait si elle le considère comme un abandon ou un aveu de faiblesse, mais son attitude fuyante sème le doute.

Le plaisir qui nous arrache la joie la plus intense est parfois une prison où nous souffrons.

C’est donc l’insatisfaction qui prime, mais Elena n’est pas claire. Blas s’en rend compte : son récit n’est pas cohérent avec l’impression de Didac.

Je n’ai jamais joui dans les bras d’un homme. Ils épongent un ruisselet. J’ai toujours rêvé de la mer.

Les mots de Didac révèlent un homme meurtri, rongé par le désespoir d’un désir jamais partagé et d’un amour qui se dit sans se traduire par les corps. Le chapitre XXVIII est un manifeste sublime sur le désir masculin.

Un Souvenir indécent est une réflexion complexe sur l’attraction des corps, plaisir et désir, mais qui, a posteriori, laisse une impression d’irrésolu et d’incompréhension sur le pourquoi du comportement d’Elena.

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Une lecture réalisée
dans le cadre du premier
mardi chez Stephie !

Les Braises, Sándor Márai

Désormais âgés de 73 ans, Henri et Conrad ne se sont pas vus depuis plus de quarante ans. Eux qui furent les amis les plus proches, aussi fusionnels que peuvent l’être des jumeaux, ont été séparés par le brusque départ de Conrad pour les Colonies. Leurs retrouvailles, dont ils savent qu’elles ne dureront pas plus que le temps d’une nuit, marquent l’ultime occasion pour eux de faire éclater la vérité sur les raisons de leur éloignement mutuel.

Les BraisesC’est dans l’obscurité d’un château hongrois que se déroule l’entrevue d’Henri, son propriétaire, militaire de carrière devenu général, et de son ami Conrad. Tous deux se retrouvent dans les conditions quasi exactes qui furent celles de leur dernier dîner, presque un demi-siècle plus tôt, le général poussant l’effort jusqu’à faire reproduire le même menu au dîner.

Le château était un monde en soi, à la manière de ces grands et fastueux mausolées de pierre dans lesquels tombent en poussière des générations d’hommes et de femmes, enveloppés dans leurs linceuls de soie grise ou de toile noire. Il renfermait aussi le silence qui, tel un fidèle emprisonné à cause de sa profession de foi, dépérit sur de la paille pourrie au fond d’une cave.

Même Nini, la très vieille gouvernante, autrefois nourrice du général, est toujours là, et veille dans l’ombre à ce que le décorum soit parfait. J’ai regretté que son personnage ne soit pas davantage exploité, alors que l’auteur la présente de manière si fine.

Elle n’avait alors que seize ans et était fort belle : de petite taille, mais robuste, d’un calme et d’une assurance intérieurs, comme si son corps connaissait un secret, comme si en ses os, en sa chair et en son sang, elle recelait l’énigme du temps et de la vie, un secret indicible, incommunicable.

Les femmes, dans ce roman, sont au nombre de trois : outre Nini, on y rencontre la mère du général, une Française expatriée par amour et qui regrettera toujours son pays, et Christine, l’épouse du général, morte huit ans après le départ de Conrad. Les deux amis, pourtant, avaient décidé au sortir de l’enfance qu’aucune femme, jamais, ne pourrait briser le lien si fort de leur amitié.

Ces femmes avaient apporté dans leurs vies les premières ébauches des rêves d’amour et tout ce dont l’amour se compose : le désir, la jalousie et la solitude qui consume. Pourtant, au-delà des femmes et du monde, s’était affirmé en eux un sentiment plus fort que tous les autres. Seuls les hommes connaissent ce sentiment. Il se nomme amitié.

Toutefois, ce lien si étroit entre eux est mis à mal par une différence de nature : l’un est un aristocrate désargenté et musicien, l’autre porte son destin de militaire dans son sang. Leur tempérament les éloigne comme une fatalité, tout comme leur rapport au monde. Et si une apparente concorde subsiste, leur différence grandit et s’affirme, jusqu’à la trahison.

On aurait dit que Conrad était un magicien qui, installé dans son fauteuil, se creusait la tête pour trouver la raison d’être de l’humanité et le sens de la vie pendant que son apprenti courait le monde pour observer et lui rapporter les secrets de l’existence humaine.

Ce qui est frappant, dans la relation qu’entretiennent Henri et Conrad, c’est l’absolue certitude avec laquelle ils ont vécu pendant toutes ces années : jamais ils n’ont douté du fait qu’ils se reverraient au moins une fois avant leur mort pour régler le sujet qui les hante depuis tant de décennies.
Le souvenir de Christine, qui a partagé leur vie quelques années avant de mourir, encore fort jeune, revit avec eux à travers les souvenirs intimes évoqués par Henri, qui confie enfin ses doutes et ses erreurs.

Comme je le disais, j’ai compris bien plus tard seulement que les personnes tenant tellement à la sincérité absolue sont celles qui tremblent d’avoir un jour leur vie réellement remplie de secrets inavouables.

Les quarante années de séparation ont été l’occasion pour Henri de porter un regard peu amène sur ses propres manquements : en reconnaissant ses fautes, il apparaît sous des traits extrêmement durs et démontre le prix auquel il estime l’honneur et l’orgueil des hommes. C’est d’ailleurs justement par respect pour ces deux valeurs qu’il porte aux nues qu’il ne demande pas de comptes à Conrad, ni ne réclame d’excuses. Il a besoin que celui-ci l’écoute, car il a compris, dans ces années de solitude, l’une des raisons principales du départ de Conrad : leur discussion est un moyen pour lui d’exposer le fruit de son raisonnement et de retrouver, un temps, le plaisir du débat avec Conrad. Ainsi, leur histoire personnelle est un moyen de disserter sur l’amour et la passion.

Lorsque, par hasard, deux êtres qui ne sont pas de nature différente se rencontrent, quelle félicité ! C’est le plus beau cadeau du sort. Malheureusement, les rencontres de ce genre sont extrêmement rares et il semble, de toute évidence, que la nature se soit opposée à l’harmonie par la ruse et la violence, sans doute parce que, pour recréer le monde et rénover la vie, il lui est indispensable que subsiste cette tension entre les humains, harcelés par des tendances contradictoires et des rythmes dissemblables, mais qui néanmoins cherchent à s’unir coûte que coûte.

Sommes-nous ridicules si nous pensons, l’un comme l’autre, que, malgré tout, la passion s’adresse à une seule personne… éternellement à quelque énigmatique personne, bien définie, qui peut etre bonne ou mauvaise, indifféremment, puisque l’intensité de notre passion ne dépend aucunement de ses actes ni de ses pensées ?

Sándor Márai signe avec Les Braises un roman d’une beauté saisissante, d’autant plus fort qu’il n’accepte aucune concession ni demi-mesure. La figure du général, qui domine toute l’oeuvre comme un ogre de conte de fées, fascine autant qu’elle nous frappe, et l’on sera douloureusement ému de comprendre à quels sacrifices son orgueil démesuré et le destin auquel il a obéi toute sa vie l’ont amené.

Voilà déjà, je le pressens, une lecture qui figurera au panthéon de 2015.

Eleanor & Park, Rainbow Rowell

Nouvelle élève au lycée, il n’y a pas que dans sa classe qu’Eleanor doit se faire une place. Dans le bus aussi, sa crinière rousse, ses habits rafistolés et ses rondeurs dérangent. Le premier matin,  énervé par son indécision, Park la fait asseoir à côté de lui. Il s’en fiche, de toute façon, il lit ses comics en écoutant les Smiths. Mais la nouvelle lit par dessus son épaule, et il se surprend à tourner les pages moins vite, pour la laisser faire. Un jour, il décide même de les lui prêter, et Eléanor rapporte ces comics chez elle comme un trésor. Chez elle, la vie n’est pas rose, et l’attention, bientôt l’amour que lui porte Park lui offre des horizons de liberté. Mais leur relation naissante est justement menacée par le climat dans lequel Eleanor doit vivre en permanence.

eleanor & park

Après Qui Es-Tu Alaska ?, il y a quelques jours, 2015 commence sur le blog avec une nouvelle romance adolescente. L’action, située en 1986 par l’auteur (belle année s’il en est), est absolument intemporelle et se fonde une fois de plus sur la magie d’un amour inattendu entre un garçon qui, sans être populaire, est bien intégré et plutôt bien vu dans son lycée, et une petite nouvelle, un peu boulotte et en marge des canons adolescents.

Ce que j’ai particulièrement aimé, dans Eleanor & Park, c’est la poésie que l’auteur confère à la relation de nos deux adolescents et qui décrit avec force et tendresse des émois nouveaux. Rainbow Rowell raconte chaque scène du point de vue de la jeune fille et du jeune garçon, successivement, ce qui permet une définition complète de leur histoire.

Il n’a pas levé les yeux. Il a entortillé le foulard autour de ses doigts jusqu’à soulever la main d’Eleanor.
Alors il a laissé glisser la soie et ses doigts dans la paume ouverte d’Eleanor.
Et Eleanor s’est désintégrée.

La simplicité et la pureté de leur amour se révèlent au fil des pages, et le couple naissant se soude autour d’intérêts communs.
Les deux personnages principaux ont l’immense avantage d’être aussi intéressants que curieux : en plus des comics et de la littérature, on baigne avec eux dans les mélodies des Smiths, des Who, des Beatles. L’univers que se créent Eleanor et Park devient une bulle, autour d’eux, qui les protège, d’abord le temps du trajet en bus, puis plus longtemps, à mesure que leur histoire s’officialise.

La galerie des personnages secondaires permet au roman d’explorer des champs divers : violence conjugale, immigration,  harcèlement moral, autant de champs délicats abordés finement dans l’œuvre, en plus de la difficulté pour Eleanor d’accepter son corps d’adolescente boulotte sous les yeux de Park, jusqu’à un dénouement qui, sans me satisfaire pleinement, (re)donne sourire et espoir.

Qui Es-Tu Alaska ?, John Green

Dans son lycée, Miles est un jeune garçon tranquille et, à vrai dire, sans véritables amis. Alors, quand vient le temps de rejoindre Culver Creek, le pensionnat qu’avait fréquenté son père, Miles fonde de grands espoirs sur la tournure que peut désormais prendre sans vie. Il se voit attribuer la chambre du Colonel, un garçon petit, trapu, extraverti, forte tête… tout ce que Miles n’est pas. Le Colonel le prend en main et, le surnommant le Gros, lui présente Takumi et Alaska, les deux autres membres de la bande. Alaska, aux courbes fascinantes, lunatique et mystérieuse, hypnotise Miles et lui inspire un amour dévorant. Jusqu’à l’irréparable.

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Comme un grand nombre de ses lecteurs, j’imagine, je suis venue à John Green par Nos Etoiles contraires. On retrouve dans ce roman le duo garçon/fille qui se tourne autour, et qui est l’élément phare d’une majorité de romances adolescentes, mais c’est cette fois le jeune garçon qui en est le narrateur. J’avoue préférer ce point de vue, allez savoir pourquoi.

A y réfléchir, au moment d’écrire cet article, je me demande ce qui différencie ce roman des milliers d’autres sur le même sujet. Un jeune garçon timide aime une jeune fille intéressante, en couple avec un garçon plus âgé et populaire. Soit. Pourtant, là où John Green se démarque du lot, c’est en n’épargnant ni lecteurs, ni personnages : on retrouve certes les thèmes qui constituent les préoccupations adolescentes de tout temps (la drague, l’attirance, l’alcool, la désobéissance aux règles établies), mais sans facilité, ni cliché. Le regard que Miles porte sur Alaska est très beau, s’attachant à détailler avec poésie ce qu’il aime d’elle. Mais surtout, surtout, John Green catapulte ses héros dans une situation inattendue, aussi cruelle qu’irréversible, et dans laquelle il choisit de ne guère laisser de place aux adultes. En cela, il frappe étrangement fort. On y croit, parfois moins, mais les épisodes narrés sont frappés au coin du bon sens.

Miles, par ailleurs, m’a inspiré une tendresse toute particulière. J’ai aimé son goût pour les dernières paroles des gens célèbres, et sa quête d’un Grand Peut-être, comme il nomme sa recherche d’une vie plus folle, plus intense. Alaska sera le tourbillon qu’il attendait sans y croire, et envisager une vie sans elle lui parait insurmontable.

Ma peur, la voilà, j’ai perdu quelque chose d’important que je ne peux pas retrouver alors que j’en ai besoin. C’est la peur du type qui a perdu ses lunettes et à qui l’opticien annonce qu’il n’y en a plus une seule paire dans le monde entier, qu’il devra faire sans dorénavant.

La rancoeur de Miles, et la manière dont il gère et dépasse sa colère et son chagrin font de ce roman une incursion dans un monde adolescent parfois dur, souvent ingrat, mais une jolie parenthèse, toujours pleine d’espoir.

La Route sanglante du jardinier Blott, Tom Sharpe

C’est la guerre entre Sir Giles et Lady Maud. Leur mariage bat de l’aile, et chacun rêve de divorcer, mais le sort de la demeure du couple les déchire : qui en aura la jouissance, s’ils se séparent ? Hors de question d’abandonner le château à l’autre ! Alors, quand un projet d’autoroute menace le domaine, Lady Maud y voit l’occasion de sauver les meubles, tandis que Sir Giles projette de tout faire sauter pour toucher de substantielles indemnités…

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Ce Tom Sharpe me replonge avec délice dans ce que j’avais tant aimé dans le premier Wilt et Le Gang des mégères apprivoisées : encore un homme en proie à une épouse dévoreuse ! Mais Sir Giles a aussi ses défauts. Adepte de scénarii sexuels peu communs, il a recours aux services d’une maîtresse qu’il a choisie pour qu’elle lui convienne de A à Z.

Elle semblait penser qu’il l’aimait pour elle-même, et ça, c’était le plus grand défaut qu’il pût trouver à une femme. Il en tremblait de la tête aux pieds. S’il l’aimait un peu […] ce n’était point pour elle-même. Car précisément, du plus loin qu’il s’en souvienne, elle manquait totalement de personnalité. C’est d’ailleurs ce qui l’avait attiré chez elle.

En effet, Lady Maud et lui ne s’accordent définitivement pas sur le plan des plaisirs de la chair, et c’est avec dépit qu’elle voit s’éloigner la descendance qu’elle espère tant.

« Je ne vous ai pas épousé pour devenir une veuve sans enfant.
– Une veuve ? fit Sir Giles en faisant la grimace.
– Le mot clé, c’est SANS ENFANT. Que vous viviez ou non est sans importance. Ce qu’il l’est, en revanche, c’est que j’aie un héritier.

Avec Tom Sharpe, les femmes en prennent pour leur grade, et les hommes sont victimes de leurs assauts. Ainsi, Dundridge, envoyé par le Ministère comme chair à canon dans cette histoire d’autoroute, « se demandait ce qu’il pouvait bien avoir pour que seules les femelles les plus affreuses lui proposent leurs services vénériens. »

Ce projet d’autoroute se révèle être une vaste fumisterie, où les préoccupations des uns se heurtent aux intérêts des autres, et où tous les moyens sont bons pour couper l’herbe sous le pied du camp adverse ! Dynamitage, chantage, implantation impromptue d’une réserve naturelle dans le parc du château, tout y passe ! Au milieu de tout ça, Dundridge se retrouve brinquebalé d’un camp à l’autre, mais opte pour une stratégie de défense.

Dundridge passait le plus clair de son temps sur le terrain, ce qui revenait à rester chez lui sans répondre au téléphone.

Un Tom Sharpe en chassant un autre, voilà une incursion réussie de plus dans la loufoquerie anglaise !

Last Exit To Brooklyn, Hubert Selby Jr.

Autour du bar du Grec gravite une foule de petites frappes, voyous à la petite semaine, qui passent des nuits à rêver argent facile, filles avec lesquelles coucher, et belles bagnoles. C’est tout un monde de misère qui se réunit chaque nuit, tenant debout grâce à un cocktail détonant d’alcool et de drogue, et s’enfonce chaque nuit un peu plus dans la fange.

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Il y a un peu plus de deux ans, la lecture du Démon avait été une telle claque que je m’étais juré de continuer à découvrir l’œuvre de l’auteur. D’ailleurs, je crois bien n’avoir rien lu de si fort depuis… excepté Last Exit To Brooklyn, qui prouve une nouvelle fois à quel point Selby Jr. excelle dans la peinture des noirceurs américaines.

Le livre est constitué de six parties, qui plongent dans la triste vie de personnages paumés se satisfaisant de leur existence qu’ils croient tapageuse mais n’est en réalité que misérable. Ainsi, dans la deuxième partie, Georgette, un travesti, tente de faire succomber à ses charmes le beau Vinnie qui la maltraite et la méprise, sous des airs de feinte camaraderie. Douleur physique, douleur morale, tout se noie dans la benzédrine, pour dessiner un triste portrait des illusions amoureuses.

Dans la quatrième partie, la plus terrible à mon sens, on suit la jeune Tralala dans sa fulgurante descente aux enfers. Accompagnant quelques voyous, elle détrousse chaque soir marins ou soldats, qu’elle séduit avant que ses acolytes ne leur vident les poches, quitte à les laisser pour morts s’ils s’avèrent récalcitrants. Voulant faire bande à part, Tralala se met à coucher pour de l’argent, qu’elle ne réclame pas mais qu’elle fauche. Si cet argent vient d’abord facilement, Tralala se prend au piège et, lorsque des hommes la refusent, ou la violentent pour échapper à ses stratagèmes, elle veut se rassurer. Alors, pensant qu’elle peut toujours séduire, elle sera victime d’un viol collectif parce qu’on sait d’elle qu’on en obtiendra ce qu’on en veut.
« Elle retourna au bar pour retrouver un autre type ou un bateau tout entier. Ca ne changeait pas grand-chose. »

« Elle ne regardait même plus autour d’elle se contentant de dire oui, oui, qu’est-ce que ça fout et elle poussait son verre vide vers le barman et parfois elle ne voyait même plus le visage de l’homme saoul qui lui payait des pots, qui se roulait sur son ventre ou sanglotait contre ses seins ; elle buvait puis arrachait ses vêtements, étendait les jambes et se laissait partir à la dérive dans le sommeil ou l’hébétude de l’ivresse après qu’il l’eût baisée. »

Parfois insidieuse, parfois éclatante, la violence est partout dans ce recueil de Selby Jr. où les personnages, guidés par leurs plus bas instincts, agissent entre eux comme des animaux. Les relations de couple n’existent qu’à travers cette  violence, physique et sexuelle. Les enfants grandissent livrés à eux-mêmes, plongés dans cette même violence familiale au quotidien.
Les personnages naviguent dans une vie sur laquelle ils n’ont aucune prise, et qui les balaie les uns après les autres, causant leur perte. Last Exit To Brooklyn est un coup de poing porté à l’estomac, un de ces livres qui vous coupent les jambes par tant d’horreur et de misère portées aux nues par les personnages eux-mêmes.