L’Envie, de Sophie Fontanel.

Parce qu’elle décide un jour de refuser de soumettre encore et toujours son corps aux caresses des hommes, la narratrice conte son combat pour l’acceptation par ses proches de cette différence, cette asexualité recherchée et défendue bec et ongles.

Les mots qui ouvrent l’ouvrage de Sophie Fontanel sonnent très justes au sujet de la difficulté, en ce début de XXIème siècle, à faire accepter l’idée que l’on ne veut plus s’obliger à des rapports charnels amoureux : « la pire insubordination de notre époque », nous dit-elle. Si toutes les mœurs, modes, tendances, peuvent s’entendre entre deux individus, du mariage à l’échangisme, la revendication d’une abstinence voulue est incomprise. Tout au long du roman, les proches cherchent à persuader la narratrice que quelque chose ne tourne pas rond, et favorisent les contacts avec des hommes dans les bras desquels ils veulent la pousser. Elle se heurte alors à une norme insoupçonnée qui lui révèle le caractère étriqué des vies de ceux qui l’entourent, malgré les apparences qu’ils se donnent.

Je découvris des convenances dans les univers les plus libérés. Des gens évolués, contre n’importe quelle forme de censure, ils se vantaient de braver les limites. Moi je les explosais dans l’autre sens, et ils levaient les bras au ciel. Ils avaient absorbé les drogues les plus touillées, les plus inutiles, s’étaient mis dans des états tels qu’ils ne s’étaient pas doutés que j’étais un témoin. Moi je m’injectais dans les veines l’idéal le plus pur et de la meilleure qualité qui soit, et je les choquais.

Le rejet de toute forme de proximité physique est expliqué en partie par la découverte, dès 13 ans, d’une sexualité décidée par les adultes et qui soumet la jeune fille, devenue jeune femme puis femme, à un désir masculin pressant et oppressant.

Je lui appris que plus un homme s’approchait, plus il devenait incontrôlable. Passé un certain cap, il parlait sans ménagement, en plus on n’osait en demander aucun.

Ainsi, en se fermant aux hommes, la narratrice se retrouve-t-elle par elle-même et pour elle-même. C’est son corps qu’elle ré-apprivoise et qui se déploie dans toute sa vitalité, au point qu’elle en devient plus belle, grandie et affirmée. Une succession de très courts chapitres court jusqu’à la fin, comme autant de témoignages recueillis : parce qu’elle est à part du grand bal de la séduction humaine, des parades nuptiales et des mensonges intéressés, Sophie attire les confessions de tous : les couples qui se déchirent, l’absence de désir pour celui qu’on aime, l’obligation de donner toujours plus à l’amant, toutes les douleurs muettes sont révélées, et la violence ressentie par celui ou celle dont le corps est nié, oublié, maltraité, méprisé, est un véritable crève-cœur.

Regrettons toutefois que ce roman, à l’écriture si poétique, n’aborde la sexualité que sous ses formes les plus malhabiles ou destructrices. Si l’on comprend la détresse d’un corps toujours brusqué, l’atmosphère devient étouffante et, en refermant ce livre, je ne rêve que de lire son extrême inverse pour me rappeler à quel point le lien entre deux corps, deux âmes, peut être beau.

En passant

Rencontre avec Lydie Salvayre, Goncourt 2014

Le mercredi 5 novembre dernier était décerné le prix Goncourt. Après Pierre Lemaître en 2013 pour Au Revoir là-haut, 2014 est l’année de Lydie Salvayre pour Pas Pleurer. Lydie Salvayre rejoint ainsi de grands noms de la littérature française : Romain Gary, Simone de Beauvoir, Julien Gracq, André Malraux pour ne citer qu’eux.

paspleurercouvertureSi les occasions se font rares de pouvoir se faire dédicacer La Condition humaine ou de discuter avec Simone de Beauvoir de ses Mandarins, j’ai eu la chance hier soir de rencontrer Lydie Salvayre et de passer des heures charmantes en sa compagnie !

Avant même de savoir que Lydie Salvayre ferait partie du dernier carré de la sélection du jury du Goncourt,  mes libraires chéries de L’Autre Monde l’avaient ajoutée à leur planning de rencontres et dédicaces.

Sans titre

Dès le 5 novembre, à l’annonce de l’attribution du Goncourt à Lydie Salvayre, le doute s’emparait de nous, fidèles de la première heure de L’Autre Monde : la lauréate, recherchée par toutes les émissions radiophoniques et télévisées possibles et imaginables, maintiendrait-elle sa venue à Avallon, petite ville de l’Yonne, sept mille habitants au compteur ? Le suspense était total !
Carole et Evelyne, nos deux libraires, nous ont bientôt confirmé la grande nouvelle : elles allaient bien recevoir Lydie Salvayre !

Merci à tous ceux qui ont croisé les doigts, ceux qui ont croisé les coussinets  et ceux qui ont allumé des cierges. Rendez-vous dans une semaine pour un bel évènement avec une belle romancière.

Mais la renommée du Goncourt introduisait une nouvelle problématique : comment accueillir dignement et l’auteur, et la foule de lecteurs et/ou de curieux ?
C’est finalement à la salle des Maréchaux de la mairie qu’a eu lieu hier vendredi 14 novembre la rencontre avec Lydie Salvayre.

Pour la peine, j’avais troqué mes stylos rouges et ma collection de craies et endossé mon habit de bénévole pour donner un coup de main afin de canaliser la foule en délire.

Retouchée avec Lumia Selfie

Pour l’occasion, la librairie avait fait le plein : de nombreux exemplaires de Pas Pleurer, aux éditions du Seuil, et de ses précédents romans en poche aux éditions Points étaient disponibles à la vente, en vue de la dédicace qui ouvrait la rencontre et devait aussi la clôturer.

WP_20141114_003 1 WP_20141114_005 1 WP_20141114_011La salle de la mairie se trouve vite comble, ce que sait apprécier M. le maire qui le remarque dans son discours, et se montre tout ouïe pour écouter Lydie Salvayre parler de Pas Pleurer.

10384223_1552878321622099_1083596098418244491_nAnimée par Evelyne et Yannick Petit, présentateur de l’émission littéraire Wagon-Livres sur la radio locale Radyonne, la discussion s’ouvre sur les remerciements d’Evelyne qui sait gré à Lydie Salvayre de respecter ses engagements en venant à Avallon comme cela était prévu depuis si longtemps !

On entre ensuite rapidement dans le vif du sujet : interrogée sur le titre de son roman, Lydie Salvayre explique que « pas pleurer » est une expression utilisée par la poétesse russe Marina Tsvetaïeva, qui écrit lors de son douloureux exil à Boris Pasternak pour lui confier que sa Russie lui manque, puis utilise ces mots, « pas pleurer« , pour ne pas se lamenter sur son sort. Lydie Salvayre, qui déteste en littérature le sentimentalisme larmoyant, raconte comment ces mots lui ont évoqué sa mère et font de ce titre une vraie bannière.

WP_20141114_030 1Lydie Salvayre s’attarde ensuite longuement sur l’importance de la voix de Bernanos au sein de son roman, qui accompagne celle de Montsé, sa mère, et plus précisément sur le texte terrible Les Grands Cimetières sous la lune, pamphlet contre les Nationaux et l’Eglise catholique espagnole. Les voix de Bernanos et de Montsé font donc entendre deux récits de la guerre d’Espagne dans Pas Pleurer, Montsé découvrant comment elle, qui n’a rien vécu, ne sait rien du monde, peut parler, désirer, aimer et ressentir du plaisir, tant personnel que collectif.

Dans un sourire, l’auteur ajoute qu’elle espérait secrètement faire naître chez ses lecteurs une réflexion et une méditation sur le fanatisme religieux et les partis politiques qui se décorent de l’adjectif national…

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Évoquant son écriture, Lydie Salvayre revient sur la création du fragnol, cette langue malhabile et incorrecte parlée par les émigrés espagnols et dont elle avait honte, petite, avant de trouver en vieillissant qu’elle rendait la langue française plus drôle et poétique. Ainsi, elle le demande : la langue doit-elle rester pure, close, fermée, immuable, ou s’ouvrir aux langues étrangères pour rester vivante ? Lydie Salvayre nous raconte ensuite quelques erreurs de langue amusantes qu’elle entendait dans la bouche de sa mère, créant une vraie « langue maternelle« .

A la question de savoir pourquoi ses parents ne sont pas dans le roman désignés par des termes tels que papa et maman, Lydie Salvayre avoue une ruse romanesque, qui lui permet de faire de sa mère un personnage de roman, la faisant passer de maman à Montsé. Si sa mère n’est plus de ce monde pour partager avec elle la joie d’avoir reçu le Goncourt, Lydie Salvayre, reprenant les mots d’Eric Chevillard sur son blog, explique que l’au-delà prolonge pour les non croyants l’existence des morts pour ceux qui les ont aimés. Ainsi, son livre, désormais couronné par le Goncourt, permettra-t-il à Montsé de ne jamais être oubliée…

Après les questions du public, d’abord timide, la soirée s’achève par les mots, très touchants, d’un membre de l’association icaunaise Mémoire et Histoire des Républicains espagnols, qui avait par ailleurs installé dans la salle une exposition temporaire.

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C’est en rappelant le mot d’ordre des libertaires que Lydie Salvayre termine son intervention :

A l’impossible je suis tenu, pour qu’un peu de possible advienne.

Elle se prête ensuite au jeu des signatures pendant un long moment, et prend le temps d’un mot avec chaque lecteur.

WP_20141114_037 1 WP_20141114_041 1 WP_20141114_044 1On aurait pu s’en tenir là, si Carole et Evelyne ne nous avaient proposé, à Khadie et moi, de nous joindre à elles pour dîner. Et c’est ainsi qu’un soir de novembre 2014, je me retrouve au Vaudésir, la meilleure table avallonnaise, pour dîner avec mes deux libraires chéries, Lydie Salvayre, Marie, son attachée de presse au Seuil, et Khadie.

10730768_10152788000826544_4136100015820168509_nMes aïeux, quelle soirée ! Autour de deux bouteilles d’Epineuil, d’un velouté de châtaignes et d’un bon boeuf bourguignon, la soirée se prolonge et nous permet de parler de Volodine et sa maman dijonnaise, des mérites comparés de nos assiettes, des prénoms castillans ou catalans de Pas Pleurer, et de notre belle Bourgogne.

Merci à mes douces libraires de m’avoir associée à cette soirée exceptionnelle, et au plaisir d’accrocher à nouveau mon badge L’Autre Monde ! A venir, sur le blog, la lecture commune entre Khadie et moi d’Hymne, un Salvayre visiblement très rock !

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Le Baiser dans la nuque, Hugo Boris

Atteinte d’otospongiose, Fanny devient inéluctablement sourde. Son dernier défi d’entendante se révèle de taille : elle décide d’apprendre le piano tant qu’il est encore temps. Louis sera son professeur. Rencontré à la maternité dans laquelle elle travaille, dans des circonstances tragiques, Louis est un jeune homme bourru, qui vivote tristement, hanté par ses fêlures. Tous deux, avec leurs maladresses, apprennent dès lors à s’apprivoiser, tandis que la maladie de Fanny progresse.

J’ai lu d’Hugo Boris son splendide Trois Grands Fauves, consacré à Danton, Hugo et Churchill, paru au cours de la rentrée littéraire 2013, et j’avais été frappée tant par l’écriture acérée de l’auteur que par la puissance évocatrice des portraits qu’il dresse.

Le Baiser dans la nuque est un roman bien différent. Il s’ouvre sur un événement très fort : Fanny, sage-femme, assiste Aurélie dans son accouchement, alors que celle-ci vient de perdre son conjoint Adrien dans un accident de la route aussi banal qu’atrocement douloureux. C’est Louis, le frère d’Adrien, qui se tient à côté d’Aurélie pour l’aider tant qu’il le peut. Hugo Boris nous donne à voir un trio de personnages vaillants, survivants, liés dans la douleur et l’effort pour que la vie prenne le dessus sur l’horreur de la mort du futur jeune papa.

Elle pousse des gueulements. Les cris terribles d’un animal blessé. Vous passez dans le couloir, ça vous prend là. Ces hurlements déchirants, ils viennent vous chercher, ils ont une intonation qui vous serre le cœur. Fanny n’en a jamais entendu de pareils. Ils ne sont pas plus forts, ils ne sont pas plus aigus, ou plus graves. Ils portent autre chose. Et elle écoute. Elle entend ce qu’ils cachent. Ils ne disent pas seulement j’ai mal à en crever, ils s’adressent à quelqu’un qui n’est pas là.

Et puis la vie reprend le dessus, et la maladie de Fanny envahit son quotidien. Comme un pied de nez à ce handicap qu’elle repousse autant que possible, elle se tourne vers Louis pour apprendre le piano. Ces leçons sont autant l’occasion de pratiquer l’instrument que de sortir, à intervalles plus ou moins réguliers, de la routine d’une vie qu’on imagine décevante, à moins que les années de surdité qui s’annoncent à elle ne lui donnent envie, sans qu’elle ose se l’avouer, de goûter à une liaison qui n’existe justement que parce qu’elle est impossible.

Alors, seulement, quelques gestes autres que ceux des mains frôlées sur le clavier, des cuisses côte à côté sur le tabouret de piano viendront emplir l’espace immense entre ces deux êtres perdus, et chacun vit cette histoire qui n’en est pas une sans oser en demander plus, parce que c’est justement toute la magie de leur relation aussi lente qu’invisible.

Il regarde cette pièce vide qu’il ne connaît pas, où elle était encore voilà cinq minutes. Il se lève, s’assoit, sur le velours où elle se tenait assise à l’instant, et, sans toucher au clavier, cherche la place exacte où elle était, la position de son corps, de ses bras à demi levés, veut retrouver en tâtonnant la position juste, se glisser dans le souvenir qu’il a d’elle.

Leur histoire s’inscrit en filigrane tout au long du roman, et le piano, sans devenir un prétexte, n’est finalement plus qu’un élément du décor, dans ce pavillon si commun et pourtant refuge de leur attirance inavouée. Le roman s’achève dans un serrement de cœur,  de manière inattendue et malgré tout si poignante, dans une preuve d’amour ultime et palpable.

J’avais dit « magistral », pour Trois Grands Fauves. Je le redis, sans hésitation aucune. Bravo.

La Peau de l’ours, Joy Sorman

Tout commence par la rencontre improbable d’un ours et d’une jeune fille, la plus belle du village. De leur accouplement monstrueux et forcé naîtra un être mixte, arraché à sa mère, usé, abusé par les hommes qui veulent s’approprier sa force et faire de lui un gagne-pain aussi fascinant que lucratif. La Peau de l’ours est son histoire.

sormanA la manière d’un conte, le prologue qui ouvre le dernier roman de Joy Sorman nous guide à travers des temps immémoriaux pour retrouver les règles fixant les rapports entre les hommes et les ours.

Un pacte avait été conclu entre l’ours et les villageois.

Un accord si ancien que son origine se perdait, qu’il semblait avoir été passé pour l’éternité, sédimenté à jamais dans la roche de la grotte : la paix régnerait entre l’ours et les habitants du hameau aussi longtemps que la bête n’approcherait pas les enfants.

L’enlèvement de la jeune et belle Suzanne par l’ours qui en fait sa compagne marque le début de l’histoire de l’être hybride qui sera le fruit de leur union prolongée et terrifiante. Le viol de Suzanne la fait passer de l’autre côté : elle devient coupable de s’être donnée à l’ours, comme si la bestialité l’avait gagnée, devenant ainsi aussi animale que l’ours.
Plus loin dans l’ouvrage, le héros devenu adulte sera confronté à l’amour et au désir violent et volontaire des femmes : ainsi se posera véritablement la question des rapports troubles que peuvent entretenir les deux.

Madame Yucca désirait peut-être cette union, mais humain trop humain j’ai réprimé avec obstination mon désir mon instinct, refluant, renonçant – tous les élans de mon corps désormais circonscrits aux seuls numéros du cirque -, colonisé par les souvenirs d’une violence que je ne voulais ni lui transmettre ni lui infliger. La serrant contre moi dans l’obscurité embaumée et chaude de ma cage, je me suis vu homme entravé et animal empêché, bestialité perdue et évidence disparue, je me suis vu éloigné de ma vie, homme invisible et bête incertaine, je me suis vu bander en vain.

Cet enfant, cet ourson, qu’est-il ? Les traits de la bête prenant le pas sur ceux de l’homme, le voilà livré à un montreur d’ours, à des forains, vendu pour des combats d’animaux ou pour un zoo. C’est au cirque, parmi les freaks, qu’il trouvera la place qui lui convient le mieux. Le passage de l’enfance à l’animalité grandissante est un moment trouble, qui dessine déjà pour le héros du roman les traits d’une vie gâchée.

Mais à mesure que le souvenir de l’enfant velu s’éloigne en moi la mélancolie gagne, c’est le sentiment acide d’une disparition, d’un destin escamoté, comme si l’épaisseur de mes poils avait définitivement recouvert la possibilité de vivre ma vie.

Récit puissant, La Peau de l’ours réfléchit à la perception de l’ours par une société qui a évacué la puissance de son symbole : l’ours n’est plus un modèle dangereux et imposant, l’emblème des rois, mais est passé du côté des enfants qu’il fascine et attendrit.
Par ailleurs, Joy Sorman interroge la frontière très fine entre humanité et animalité à travers le portrait de son héros, qui oscille dans sa double nature fascinante entre l’homme et la bête.

Je découvre le pouvoir des bêtes sur les esprits humains, un pouvoir bien plus fort que celui, misérable, que j’exerçais avec le montreur, le pouvoir de ranimer la démence, de provoquer la transe, une dévotion absolue, un amour affamé, un espoir insensé – qu’attendent-ils de nous ? nous prennent-ils pour leurs sauveurs ? Je croyais être un roi déchu, je suis peut-être un dieu, tombé, soumis, domestiqué, mais un dieu.

Jamais de caricature, ni des hommes, ni des bêtes, un style aussi poétique que fébrile : La Peau de l’ours est indiscutablement ma lecture la plus fascinante de cette rentrée littéraire.

L'avis du Pr. Platypus, qui cite un très bel extrait de l'ouvrage.

La Fractale des raviolis, Pierre Raufast

Parce que Marc l’a trompée « par inadvertance », son épouse décide de l’assassiner. Mais La Fractale des raviolis n’est pas le récit qui mène à ce plat vengeur : un souvenir en entraînant un autre, cette femme digresse, raconte, revient sur des histoires, parfois de famille, parfois anciennes… De médailles en rats-taupes, d’escroquerie en talents naturels, les raviolis s’éloignent et reviennent à vitesse grand V.

fractaleraviolisJe l’avais confié à L’Irrégulière : un tel titre, entre mathématiques et loufoquerie, a d’emblée le don de me faire fuir. C’était sans compter la persuasion de mes libraires qui me l’ont mis dans les mains avant même que je puisse discuter. Peine perdue…

Les premiers courts, très courts chapitres, ont réussi à me faire sourire. Le livre s’ouvre sur la confidence de Marc à son épouse, qu’elle reprend pour présenter son projet de vengeance : « Je suis désolé, ma chérie, je l’ai sautée par inadvertance. » On comprendra sans peine le ton grinçant de l’épouse meurtrie quelques lignes plus loin : « En tout cas, le porc qui vit à mes côtés ne m’a pas sautée avec autant d’inadvertance depuis longtemps… ».

De la même manière, j’ai d’abord été séduite par le principe narratif : cheminant dans le récit de la femme trompée, on passe d’une histoire à l’autre à un rythme soutenu. J’ai été si convaincue par l’histoire des Vierges de Barhofk que je l’ai un instant crue véridique !

Pourtant, le procédé s’essouffle, et les histoires s’enchaînent sans queue ni tête. On passe allègrement de l’une à l’autre en perdant de vue ce qui vient d’être dit, sous des prétextes parfois un peu faciles. Tout cela semble durer à l’infini, et le livre de 250 pages pourrait en compter mille de plus ! Le retour tant attendu au point de départ est soutenu par des ficelles trop artificielles, et la fin, qui aurait pu clore en beauté un cycle plus ou moins réussi à mon goût, est le point culminant du saugrenu et, pour le coup, presque risible.

Ainsi, si je salue un procédé qui aurait pu me séduire, j’espère que Pierre Raufast nous réservera à l’avenir de totales réussites !

En Finir Avec Eddy Bellegueule, Edouard Louis

Enfant qui a « des manières », le petit Eddy Bellegueule est le souffre-douleur de deux collégiens qui le maltraitent, et ne sont que la partie émergée d’un iceberg de violence ordinaire et quotidienne, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur d’un cocon familial qui n’a rien d’enchanteur. Entre insultes, incompréhension et amour maladroit, Eddy-Edouard raconte son envie de grandir, et de partir.

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Récit d’une adolescence dont la brutalité sort au grand jour, En Finir Avec Eddy Bellegueule a fait couler beaucoup d’encre à sa sortie : dans quelle mesure cet ouvrage est-il autobiographique ? Roman, autofiction ? Finalement, peu importe.

Le premier roman du prodige Edouard Louis est la chronique d’une adolescence qui aurait pu être d’une banalité affligeante si elle n’était marquée du poids irrémédiable de la misère humaine, cette misère plus douloureuse encore que le manque d’argent, qui fait se complaire dans son triste sort la famille d’Eddy, engluée dans ses préjugés.

Parfait exemple des lois de l’hérédité de Zola et de l’influence du milieu sur l’être humain, Eddy Bellegueule, qui porte selon son père « un nom de dur », devrait être un homme, un vrai. Son destin se joue entre l’usine ou la prison. Il devrait se battre, se montrer dur envers les femmes, lutter un jour contre l’envie de frapper ses gosses. Mais il n’en est rien. S’il s’efforce de lutter de tout son être contre ce qui s’impose petit à petit à lui, il ne fait que se voiler la face, et finit par mettre des mots sur ce qu’il ressent : attiré par les garçons, il doit se construire avec les surnoms haineux des autres, adultes et enfants.

On a parlé en long, en large et en travers des passages les plus crus et les plus violents de ce livre : crachats, insultes, découverte très brutale de la sexualité. Toutefois, ce qui m’a semblé le plus violent, c’est la lucidité avec laquelle l’auteur comprend la fatalité qui s’abat sur sa famille, sa communauté, son village, son monde, et qui aurait dû régir sa propre vie :

« Elle [sa mère] ne comprenait pas que sa trajectoire, ce qu’elle appelait ses erreurs, entrait au contraire dans un ensemble de mécaniques parfaitement logiques, presque réglées d’avance, implacables. Elle ne se rendait pas compte que sa famille, ses parents, ses frères, sœurs, ses enfants même, et la quasi-totalité des habitants du village, avaient connu les mêmes problèmes, que ce qu’elle appelait donc des erreurs n’étaient en réalité que la plus parfaite expression du déroulement normal des choses. »

Lu après le déferlement de réactions à sa sortie, l’ouvrage me paraît avoir largement sa place parmi les titres les plus marquants de l’année. Nul doute que l’on attende désormais au tournant le prochain titre de l’auteur.

Le Cosmonaute, Philippe Jaenada

Après des années de célibat gai et insouciant, Hector rencontre Pimprenelle, qui apparaît dans sa vie et s’impose à lui, dans toute sa folie et dans toute sa légèreté, comme la femme de sa vie. Parents d’un petit Oscar, ils ont tout pour être heureux. Mais Pimprenelle devient petit à petit une autre, et impose aux hommes de sa vie un quotidien éprouvant et usant.

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C’est une virée récente à Paris qui m’a mis ce Jaenada entre les mains, trouvé au détour d’une librairie spécialisée dans l’occasion : j’ai aussitôt pensé à Stephie, qui en a vanté les mérites à deux reprises.

D’emblée, le style de l’auteur surprend. Il use et abuse des parenthèses, parfois enchâssées, et part dans des digressions déjantées qui m’ont réjouie. Tout est prétexte à la plaisanterie, et Hector, le narrateur, s’impose à nous comme étant un homme excessivement sympathique.

Toutefois, contrairement à ce qu’on lit sur la couverture, Le Cosmonaute n’est pas qu’un roman pour rire. L’accouchement de Pimprenelle, raconté dans la première partie, est une succession de moments douloureux, et rien ne nous est épargné dans la souffrance de la parturiente. En nous racontant son impression, Hector remet l’homme à sa place difficile lors de l’accouchement, entre sentiment d’impuissance lorsque la femme perd pied à force de douleur et d’inutilité dans le travail de mise au monde. C’est un long passage aussi émouvant que touchant, mais qui semble déjà rompre un peu la solidité du couple atypique que Pimprenelle et Hector forment tous deux.

Pimprenelle, après la naissance d’Oscar, devient peu à peu une femme jalouse, possessive, et obsédée par le ménage et le rangement de leur foyer. Chaque chose a sa place, à quelques millimètres près. La logique qu’elle développe dans le rapport entre son mari et le monde extérieur devient faussé : « dans son esprit détraqué, si je suis bien avec quelqu’un d’autre, c’est que je ne suis pas bien avec elle. Chacune de mes distractions est une défaite pour elle.«  Toute la fin du livre se déroule dans un climat d’excessive tension entre les deux époux, et Hector est partagé entre son amour pour Pimprenelle et les envies de violence, voire de meurtre, qu’elle lui inspire.

En effet, au-delà du rire et de la tension, le récit est avant tout un roman d’amour, dans lequel Hector témoigne de l’amour et de sa dépendance envers la singulière Pimprenelle, « avec son corps fait pour baiser, son sourire qui [le] désintègre, ses yeux perdus, son visage, clair, si émouvant, sa tête de folle. »
Leur rencontre, comique au possible, dans une forêt allemande peuplée de motards crasseux à l’occasion d’un mariage, est un vrai coup de foudre : « en une seconde, je me suis senti happé par elle, projeté en elle – je lui appartenais, j’étais déjà quelque part en elle, en une seconde de mélange. Je la reconnaissais comme celle en qui je devais me fondre – j’éprouvais une sensation, violente, de reconnaissance. C’est comme ça. […] Il me suffisait de l’avoir trouvée, de savoir qu’elle était là : le reste n’était qu’une question de mots, de manières, de construction. »

Première lecture réussie d’un Philippe Jaenada : voilà qui en présage bien d’autres !

On ne voyait que le bonheur, Grégoire Delacourt

En s’adressant à son fils Léon, Antoine, presque quadragénaire, retrace l’enfance qui l’a déglingué à jamais : son père, qui fut trop faible, sa mère, qui les abandonna, sa sœur, qui perdit la moitié d’elle-même à la mort de sa jumelle… C’est l’occasion pour lui de porter un regard critique sur son propre statut : comment pallier avec ses enfants les erreurs tant reprochées à son père ?

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Comme avec La Liste de mes envies, Grégoire Delacourt use de sommes d’argent pour présenter le propos de son roman : chaque chapitre, très court, se présente sous le prétexte d’un certain prix, que ce soit celui d’un café, d’un cadeau, d’une indemnité… Les souvenirs d’Antoine reviennent sur ce qui constitue finalement le coût d’une vie, mais l’on se rend vite compte que le plus précieux ne peut se monnayer ou se calculer : « Nous n’étions pas une famille à câlins, nous n’avions pas les gestes caressants ni les mots tendres, dodus. Chez nous, les sentiments restaient à leur place : à l’intérieur. » Lorsque le petit garçon demande à sa mère si elle l’aime, sa réponse est glaçante : « Elle m’a répondu : sans doute. Sans doute, mais à quoi ça sert ? »

C’est bien d’amour maternel dont Antoine se retrouve privé lorsque sa mère décide de quitter le foyer familial parce qu’elle pleure « la vie qu’elle n’a pas eue » et « ces vies qu’elle aurait pu connaître. » Dès lors, toute l’attention du petit garçon se tourne vers son père, qui s’avère décevant, trop mou, trop terne, incapable d’endosser son rôle et de rassurer les enfants. En racontant ces instantanés, ces souvenirs, ces clichés sur lesquels seule l’illusion du bonheur se dessine, Antoine prend conscience de sa propre faillibilité, de sa propre faillite.

« Ne sois jamais comme ton père, Antoine, sois brutal, sois fort, sers-toi, bouscule les femmes, fais-les tourbillonner, fais-les rêver, promets, même ce que tu ne pourras pas tenir, on vit toutes d’espérances, pas de réalité. »

Je ne m’attendais vraiment pas à un tel choc en entamant ce nouveau Delacourt. Arrivée à la fin de la première partie, j’ai bien failli fermer le livre et m’arrêter là. Les mots sont beaux, les mots sont durs, et ils révèlent l’atrocité du geste, aussi incompréhensible que douloureux. On est bien loin de La Liste de mes envies, ou de La Première Chose qu’on regarde, qui cataloguent parfois Delacourt parmi ces auteurs un peu faciles.
Chaque mot retentit comme un pincement au coeur, et ce qui ne peut s’expliquer n’a pas besoin de l’être, parce que la douleur prime sur la logique ou le dicible. Et je crois que je ne serai pas la seule à vouloir arrêter ma lecture en pleine route, parce que ce qu’il y a de pire m’a sauté à la gorge.

Si la deuxième partie m’a moins convaincue, mais permet de tracer une belle évolution des sentiments, je reste sûre qu’On ne voyait que le bonheur est LE roman le plus marquant de Grégoire Delacourt. Que ce titre le consacre comme un écrivain de grand talent, je le souhaite fortement.

Leiloona et Laure sont elles aussi frappées en plein coeur.