La Peau de l’ours, Joy Sorman

Tout commence par la rencontre improbable d’un ours et d’une jeune fille, la plus belle du village. De leur accouplement monstrueux et forcé naîtra un être mixte, arraché à sa mère, usé, abusé par les hommes qui veulent s’approprier sa force et faire de lui un gagne-pain aussi fascinant que lucratif. La Peau de l’ours est son histoire.

sormanA la manière d’un conte, le prologue qui ouvre le dernier roman de Joy Sorman nous guide à travers des temps immémoriaux pour retrouver les règles fixant les rapports entre les hommes et les ours.

Un pacte avait été conclu entre l’ours et les villageois.

Un accord si ancien que son origine se perdait, qu’il semblait avoir été passé pour l’éternité, sédimenté à jamais dans la roche de la grotte : la paix régnerait entre l’ours et les habitants du hameau aussi longtemps que la bête n’approcherait pas les enfants.

L’enlèvement de la jeune et belle Suzanne par l’ours qui en fait sa compagne marque le début de l’histoire de l’être hybride qui sera le fruit de leur union prolongée et terrifiante. Le viol de Suzanne la fait passer de l’autre côté : elle devient coupable de s’être donnée à l’ours, comme si la bestialité l’avait gagnée, devenant ainsi aussi animale que l’ours.
Plus loin dans l’ouvrage, le héros devenu adulte sera confronté à l’amour et au désir violent et volontaire des femmes : ainsi se posera véritablement la question des rapports troubles que peuvent entretenir les deux.

Madame Yucca désirait peut-être cette union, mais humain trop humain j’ai réprimé avec obstination mon désir mon instinct, refluant, renonçant – tous les élans de mon corps désormais circonscrits aux seuls numéros du cirque -, colonisé par les souvenirs d’une violence que je ne voulais ni lui transmettre ni lui infliger. La serrant contre moi dans l’obscurité embaumée et chaude de ma cage, je me suis vu homme entravé et animal empêché, bestialité perdue et évidence disparue, je me suis vu éloigné de ma vie, homme invisible et bête incertaine, je me suis vu bander en vain.

Cet enfant, cet ourson, qu’est-il ? Les traits de la bête prenant le pas sur ceux de l’homme, le voilà livré à un montreur d’ours, à des forains, vendu pour des combats d’animaux ou pour un zoo. C’est au cirque, parmi les freaks, qu’il trouvera la place qui lui convient le mieux. Le passage de l’enfance à l’animalité grandissante est un moment trouble, qui dessine déjà pour le héros du roman les traits d’une vie gâchée.

Mais à mesure que le souvenir de l’enfant velu s’éloigne en moi la mélancolie gagne, c’est le sentiment acide d’une disparition, d’un destin escamoté, comme si l’épaisseur de mes poils avait définitivement recouvert la possibilité de vivre ma vie.

Récit puissant, La Peau de l’ours réfléchit à la perception de l’ours par une société qui a évacué la puissance de son symbole : l’ours n’est plus un modèle dangereux et imposant, l’emblème des rois, mais est passé du côté des enfants qu’il fascine et attendrit.
Par ailleurs, Joy Sorman interroge la frontière très fine entre humanité et animalité à travers le portrait de son héros, qui oscille dans sa double nature fascinante entre l’homme et la bête.

Je découvre le pouvoir des bêtes sur les esprits humains, un pouvoir bien plus fort que celui, misérable, que j’exerçais avec le montreur, le pouvoir de ranimer la démence, de provoquer la transe, une dévotion absolue, un amour affamé, un espoir insensé – qu’attendent-ils de nous ? nous prennent-ils pour leurs sauveurs ? Je croyais être un roi déchu, je suis peut-être un dieu, tombé, soumis, domestiqué, mais un dieu.

Jamais de caricature, ni des hommes, ni des bêtes, un style aussi poétique que fébrile : La Peau de l’ours est indiscutablement ma lecture la plus fascinante de cette rentrée littéraire.

L'avis du Pr. Platypus, qui cite un très bel extrait de l'ouvrage.

La Fractale des raviolis, Pierre Raufast

Parce que Marc l’a trompée « par inadvertance », son épouse décide de l’assassiner. Mais La Fractale des raviolis n’est pas le récit qui mène à ce plat vengeur : un souvenir en entraînant un autre, cette femme digresse, raconte, revient sur des histoires, parfois de famille, parfois anciennes… De médailles en rats-taupes, d’escroquerie en talents naturels, les raviolis s’éloignent et reviennent à vitesse grand V.

fractaleraviolisJe l’avais confié à L’Irrégulière : un tel titre, entre mathématiques et loufoquerie, a d’emblée le don de me faire fuir. C’était sans compter la persuasion de mes libraires qui me l’ont mis dans les mains avant même que je puisse discuter. Peine perdue…

Les premiers courts, très courts chapitres, ont réussi à me faire sourire. Le livre s’ouvre sur la confidence de Marc à son épouse, qu’elle reprend pour présenter son projet de vengeance : « Je suis désolé, ma chérie, je l’ai sautée par inadvertance. » On comprendra sans peine le ton grinçant de l’épouse meurtrie quelques lignes plus loin : « En tout cas, le porc qui vit à mes côtés ne m’a pas sautée avec autant d’inadvertance depuis longtemps… ».

De la même manière, j’ai d’abord été séduite par le principe narratif : cheminant dans le récit de la femme trompée, on passe d’une histoire à l’autre à un rythme soutenu. J’ai été si convaincue par l’histoire des Vierges de Barhofk que je l’ai un instant crue véridique !

Pourtant, le procédé s’essouffle, et les histoires s’enchaînent sans queue ni tête. On passe allègrement de l’une à l’autre en perdant de vue ce qui vient d’être dit, sous des prétextes parfois un peu faciles. Tout cela semble durer à l’infini, et le livre de 250 pages pourrait en compter mille de plus ! Le retour tant attendu au point de départ est soutenu par des ficelles trop artificielles, et la fin, qui aurait pu clore en beauté un cycle plus ou moins réussi à mon goût, est le point culminant du saugrenu et, pour le coup, presque risible.

Ainsi, si je salue un procédé qui aurait pu me séduire, j’espère que Pierre Raufast nous réservera à l’avenir de totales réussites !

On ne voyait que le bonheur, Grégoire Delacourt

En s’adressant à son fils Léon, Antoine, presque quadragénaire, retrace l’enfance qui l’a déglingué à jamais : son père, qui fut trop faible, sa mère, qui les abandonna, sa sœur, qui perdit la moitié d’elle-même à la mort de sa jumelle… C’est l’occasion pour lui de porter un regard critique sur son propre statut : comment pallier avec ses enfants les erreurs tant reprochées à son père ?

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Comme avec La Liste de mes envies, Grégoire Delacourt use de sommes d’argent pour présenter le propos de son roman : chaque chapitre, très court, se présente sous le prétexte d’un certain prix, que ce soit celui d’un café, d’un cadeau, d’une indemnité… Les souvenirs d’Antoine reviennent sur ce qui constitue finalement le coût d’une vie, mais l’on se rend vite compte que le plus précieux ne peut se monnayer ou se calculer : « Nous n’étions pas une famille à câlins, nous n’avions pas les gestes caressants ni les mots tendres, dodus. Chez nous, les sentiments restaient à leur place : à l’intérieur. » Lorsque le petit garçon demande à sa mère si elle l’aime, sa réponse est glaçante : « Elle m’a répondu : sans doute. Sans doute, mais à quoi ça sert ? »

C’est bien d’amour maternel dont Antoine se retrouve privé lorsque sa mère décide de quitter le foyer familial parce qu’elle pleure « la vie qu’elle n’a pas eue » et « ces vies qu’elle aurait pu connaître. » Dès lors, toute l’attention du petit garçon se tourne vers son père, qui s’avère décevant, trop mou, trop terne, incapable d’endosser son rôle et de rassurer les enfants. En racontant ces instantanés, ces souvenirs, ces clichés sur lesquels seule l’illusion du bonheur se dessine, Antoine prend conscience de sa propre faillibilité, de sa propre faillite.

« Ne sois jamais comme ton père, Antoine, sois brutal, sois fort, sers-toi, bouscule les femmes, fais-les tourbillonner, fais-les rêver, promets, même ce que tu ne pourras pas tenir, on vit toutes d’espérances, pas de réalité. »

Je ne m’attendais vraiment pas à un tel choc en entamant ce nouveau Delacourt. Arrivée à la fin de la première partie, j’ai bien failli fermer le livre et m’arrêter là. Les mots sont beaux, les mots sont durs, et ils révèlent l’atrocité du geste, aussi incompréhensible que douloureux. On est bien loin de La Liste de mes envies, ou de La Première Chose qu’on regarde, qui cataloguent parfois Delacourt parmi ces auteurs un peu faciles.
Chaque mot retentit comme un pincement au coeur, et ce qui ne peut s’expliquer n’a pas besoin de l’être, parce que la douleur prime sur la logique ou le dicible. Et je crois que je ne serai pas la seule à vouloir arrêter ma lecture en pleine route, parce que ce qu’il y a de pire m’a sauté à la gorge.

Si la deuxième partie m’a moins convaincue, mais permet de tracer une belle évolution des sentiments, je reste sûre qu’On ne voyait que le bonheur est LE roman le plus marquant de Grégoire Delacourt. Que ce titre le consacre comme un écrivain de grand talent, je le souhaite fortement.

Leiloona et Laure sont elles aussi frappées en plein coeur.

En passant

Une douce(reuse) rentrée littéraire

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Propice à la découverte des pépites de la rentrée littéraire, l’été est aussi le moment de les savourer littéralement en terrasse, au milieu des fleurs et des tartines. Autant joindre l’utile à l’agréable.
Il semblerait que, cette année, mes pérégrinations au sein des titres attendus fin août me guident vers de tristes lectures.

  • Constellation d’Adrien Bosc évoque le crash de l’avion du même nom qui transportait, en octobre 1949, Marcel Cerdan et d’illustres inconnus vers les Etats-Unis.
  • Le dernier Grégoire Delacourt, On ne voyait que le bonheur, raconte par la bouche du père une incompréhensible tragédie familiale.
  • Le formidable Portrait d’après blessure, d’Hélène Gestern, montre comment deux victimes irrémédiablement liées par un attentat, tentent de se reconstruire après l’affront des médias.

Entre parfums de scandale et parfums de chefs d’oeuvre, un avant-goût des titres chroniqués dans les semaines à venir !

Et, sans spoil aucun, quelques citations en exergue de ces (sacrément belles) nouveautés.

WP_20140809_014in On ne voyait que le bonheur, Grégoire Delacourt

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in Une Vie à soi, Laurence Tardieu.

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in Constellation, Adrien Bosc.