Le Baiser dans la nuque, Hugo Boris

Atteinte d’otospongiose, Fanny devient inéluctablement sourde. Son dernier défi d’entendante se révèle de taille : elle décide d’apprendre le piano tant qu’il est encore temps. Louis sera son professeur. Rencontré à la maternité dans laquelle elle travaille, dans des circonstances tragiques, Louis est un jeune homme bourru, qui vivote tristement, hanté par ses fêlures. Tous deux, avec leurs maladresses, apprennent dès lors à s’apprivoiser, tandis que la maladie de Fanny progresse.

J’ai lu d’Hugo Boris son splendide Trois Grands Fauves, consacré à Danton, Hugo et Churchill, paru au cours de la rentrée littéraire 2013, et j’avais été frappée tant par l’écriture acérée de l’auteur que par la puissance évocatrice des portraits qu’il dresse.

Le Baiser dans la nuque est un roman bien différent. Il s’ouvre sur un événement très fort : Fanny, sage-femme, assiste Aurélie dans son accouchement, alors que celle-ci vient de perdre son conjoint Adrien dans un accident de la route aussi banal qu’atrocement douloureux. C’est Louis, le frère d’Adrien, qui se tient à côté d’Aurélie pour l’aider tant qu’il le peut. Hugo Boris nous donne à voir un trio de personnages vaillants, survivants, liés dans la douleur et l’effort pour que la vie prenne le dessus sur l’horreur de la mort du futur jeune papa.

Elle pousse des gueulements. Les cris terribles d’un animal blessé. Vous passez dans le couloir, ça vous prend là. Ces hurlements déchirants, ils viennent vous chercher, ils ont une intonation qui vous serre le cœur. Fanny n’en a jamais entendu de pareils. Ils ne sont pas plus forts, ils ne sont pas plus aigus, ou plus graves. Ils portent autre chose. Et elle écoute. Elle entend ce qu’ils cachent. Ils ne disent pas seulement j’ai mal à en crever, ils s’adressent à quelqu’un qui n’est pas là.

Et puis la vie reprend le dessus, et la maladie de Fanny envahit son quotidien. Comme un pied de nez à ce handicap qu’elle repousse autant que possible, elle se tourne vers Louis pour apprendre le piano. Ces leçons sont autant l’occasion de pratiquer l’instrument que de sortir, à intervalles plus ou moins réguliers, de la routine d’une vie qu’on imagine décevante, à moins que les années de surdité qui s’annoncent à elle ne lui donnent envie, sans qu’elle ose se l’avouer, de goûter à une liaison qui n’existe justement que parce qu’elle est impossible.

Alors, seulement, quelques gestes autres que ceux des mains frôlées sur le clavier, des cuisses côte à côté sur le tabouret de piano viendront emplir l’espace immense entre ces deux êtres perdus, et chacun vit cette histoire qui n’en est pas une sans oser en demander plus, parce que c’est justement toute la magie de leur relation aussi lente qu’invisible.

Il regarde cette pièce vide qu’il ne connaît pas, où elle était encore voilà cinq minutes. Il se lève, s’assoit, sur le velours où elle se tenait assise à l’instant, et, sans toucher au clavier, cherche la place exacte où elle était, la position de son corps, de ses bras à demi levés, veut retrouver en tâtonnant la position juste, se glisser dans le souvenir qu’il a d’elle.

Leur histoire s’inscrit en filigrane tout au long du roman, et le piano, sans devenir un prétexte, n’est finalement plus qu’un élément du décor, dans ce pavillon si commun et pourtant refuge de leur attirance inavouée. Le roman s’achève dans un serrement de cœur,  de manière inattendue et malgré tout si poignante, dans une preuve d’amour ultime et palpable.

J’avais dit « magistral », pour Trois Grands Fauves. Je le redis, sans hésitation aucune. Bravo.